Le 26 octobre dernier, Nicolas Doze recevait Charles Gave dans son émission Les Experts sur BFM Business. En voici une libre retranscription.
Nicolas Doze : Si je dis que vous êtes un investisseur, est-ce que ça vous choque ce mot ?
Pas du tout. Vous savez, tout une série de grands économistes ont été des investisseurs. Ricardo a commencé comme spécualteur sur les matières premières, donc je pense qu’un économiste qui ne comprend pas les marchés est un plaisantin.
Nicolas Doze : Il y a aussi de très bons économistes qui ont été de très mauvais politiques, je pense notamment à Schumpeter qui n’a pas brillé lorsqu’il a dirigé le Bercy autrichien.
Charles Gave : Bien entendu, mais le pauvre vieux il était après la guerre de 1914-1918 où l’Autriche avait été détruite ; il était pas dans une situation facile.
Nicolas Doze : Vous vivez à Hong Kong mais vous êtes français et vous êtes régulièrement à Paris. Est-ce qu’en tant qu’investisseur vous êtes en risk on ou en risk off ?
Charles Gave : Je suis en risk on.
Nicolas Doze : Eternellement ? Ou vous faites comme les marchés, tien mardi je vais être en risk off, par contre mercredi je passe en risk on, et vendredi je serai off ?
Charles Gave : Non, je suis tout à fait en risk on parce qu’il est en train de se passer des choses extraordinairement intéressantes pour les détenteurs d’actions, sur le long terme.
Nicolas Doze : C’est-à-dire ? Donnez-nous juste deux ou trois éléments pour que l’on comprenne ce que vous voulez nous dire.
Charles Gave : C’est assez simple. On est dans une crise structurelle de de l’état, des états, de l’état social-démocrate, du social-clientélisme – vous pouvez l’appeler comme vous voulez.
Nicolas Doze : Ce que vous appelez le social-clientélisme, c’est le fait de finalement passer son temps à dépenser de l’argent pour des voix dans les urnes.
Charles Gave : Exactement … et donc ça, ça va se terminer puisqu’on arrive à la limite de la dette un peu partout, et donc la grande affaire des années qui vienne, ça va être la réduction du rôle de l’état, et je ne connais pas un seul exemple dans l’histoire où la réduction du rôle de l’état nait pas amené à un profond bull market.
Nicolas Doze : Un bull market ?
Charles Gave : A chaque fois ! A chaque fois.
Nicolas Doze : Un retour sur les actions ?
Charles Gave : Un retour sur les actions, puisque l’état sort des secteurs où il n’a rien à faire, fait baisser son poids dans l’économie. Et donc à ce moment-là, vous avez une hausse profonde du marché des actions. Ca s’est passé en Suède, ça s’est passé au Canada, ça s’est toujours passé.
Nicolas Doze : Je crois qu’on n’a jamais vu un pays se redresser sans baisse de la valeur du change et une politique monétaire accomodante, vous êtes d’accord là-dessus ?
Charles Gave : Bien entendu. On a essayé dans les années 1930 de faire une politique de déflation de la demande interne pour ramener les équilibres et ça nous a ramené deux ans après le Front populaire et, après ça, les Allemands à Paris. On est dans le même scénario.
(à propos de relance de l’économie par la consommation)
Ecoutez, c’est tout simple, cette histoire de consommation, c’est une plaisanterie. Ou la consommation est fondée sur de l’argent gagné, ou sur de l’argent emprunté. Aujourd’hui, la consommation française en entièrement fondée sur de l’argent emprunté.
On est en train d’arriver aux limites de l’emprunt, donc s’imaginer qu’on peut soutenir la consommation pour empêcher une chute de l’activité est une vaste plaisanterie, ça ne peut pas tenir le coup.
Donc prétendre qu’on ne va pas prendre de mesure douloureuse, à partir du moment où l’emprunt ne peut plus avoir lieu, c’est-à-dire d’ici quelques mois où on se retrouvera dans une situation comme celle de l’Espagne, eh bien à ce moment-là la consommation baissera automatiquement.
C’est une plaisanterie. La consommation s’est écroulée en Espagne, la consommation s’est écroulée en Grèce, et on est exactement dans le même scénario.
C’est une fausse consommation. Il y a toute une partie de consommation en France qui n’est pas gagnée, que les gens ne gagnent pas, et il va falloir un jour ou l’autre qu’on ramène la consommation au niveau gagné.
Aujourd’hui en France, vous avez la consommation gagnée plus la consommation empruntée. Eh bien, la consommation empruntée va s’arrêter. A ce moment-là, ou on décide de faire comme les Britanniques et on s’en sortira peut-être, ou on décide – je ne sais quoi – que ce soit les marchés qui décident d’arrêter la consommation empruntée, et à ce moment-là c’est le drame.
(…)
J’ai un de les amis qui dit quelque chose que je trouve amusant, il dit : les Etats-Unis pensent qu’ils peuvent avoir à la fois une société avec énormément de transferts sociaux et le pouvoir militaire le plus important, et ne pas le payer. Les Européens pensent qu’ils peuvent avoir le plus gros système social du monde, et ne pas le payer. Les Chinois pensetn qu’ils peuvent avoir le pouvoir industriel le plus important du monde et le faire payer par les autres.
Si vous voulez, on en est là. On ne peut pas avoir un système social le plus important du monde sans être aussi les plus productifs au monde. Si on n’est pas les plus productifs au monde, on saute.
Nicolas Doze : En matière de compétitivité, l’urgence est donc de baisser la dépense publique ?
Charles Gave : C’est tout.
Nicolas Doze : Et vous la mettez à quel niveau cette baisse de la dépense publique ? Deux points de PIB par an ?
Charles Gave : Ecoutez, vous avez un parfait exemple avec la Suède. La Suède est passée de 65 à 54 en l’espace de vingt ans. C’est la direction qui compte.
Nicolas Doze : 54% de la dépense publique par rapport au PIB, hein.
Charles Gave : Oui, ils partaient de 65 quand ils ont sauté en 1992. Donc ils ont fait des efforts pour déreglementer, privatiser, etc. – le Canada a fait la même chose mais plus brutalement – et ils ont fait baisser ça doucement doucement, mais la trajectoire était parfaitement nette.
Et une fois que la trajectoire est parfaitement nette, les agents économiques comprennent ce qui est en train de se passer et ça redéclenche de la croissance immédiatement.
Je ne demande pas un bain de sang, je demande simplement que cette hausse perpétuelle de la dépense publique, que nous avons en France depuis 25 ou 30 ans, s’arrête. Et qu’elle parte dans l’autre sens.
Nicolas Doze : C’est possible en Suède, est-ce que ça peut se produire en France sans une révolution ? Parce que globalement, il y un moment où on va dire aux gens qu’on va toucher à l’état-providence et à la sainte trinité assédic-santé-retraite.
Charles Gave : Vous savez, c’est toujours ce que je dis à mes clients. Il y les gens qui boivent de la bière et les gens qui boivent du vin. Ceux qui boivent de la bière, ils savent se reformer, et ceux qui boivent du vin, ils ne savent pas. Si vous posez cette question en Alsace-Lorraine, je suis sûr qu’ils sont tous d’accord sur les façons de se réformer. Mais si vous allez vers le sud, on retombe sur les buveurs de vin et c’est un autre problème.
Il y a un problème culturel, mais le choix c’est entre la faillite et la réforme, c’est ça. Il faut le dire aux gens, c’est tout.
Nicolas Doze : Est-ce que vous conseilleriez à un ami de venir investir en France aujourd’hui. Quelqu’un que vous croisez à Hong Kong ou aux Etats-Unis.
Charles Gave : Vous avez toute une série de sociétés françaises qui ont très bien compris il y a très longtemps ce qui se passait en France et qui ont décidé de sortir.
Vous avez beaucoup de sociétés cotées à Paris qui ont plus de 50% de leur chiffre d’affaire en dehors de France. Ces sociétés sont admirablement gérées, comme le disait un de mes amis, parce que ces sociétés doivent gérer contre leurs concurrents – ce qui est déjà difficile – et doivent gérer contre leur état en plus, donc celles qui survivent sont particulièrement efficaces.
Donc si vous voulez jouer les sociétés françaises, vous avez des choses admirables à trouver dans le marché français. Mais c’est parce qu’elles ne sont plus françaises qu’elles sont admirables.
Nicolas Doze (lis le message d’un téléspectateur) : Alexandre : « on crée une bulle en poussant les consommateurs à s’endetter afin de conserver artificiellement leur niveau de vie. L’état a fait de même sauf qu’un jour il faut rembourser et la bulle explose. » Il a raison ?
Charles Gave : Evidemment.
Nicolas Doze : Quel est l’évènement, Charles Gave, l’évènement qui fera qu’un jour ça s’arrête ?
Charles Gave : L’évènement c’est toujours le même, on l’a très bien vu en Grèce, on l’a très bien vu en Espagne …
Nicolas Doze : Oui, mais on est la Frâonce, monsieur Charles Gave …
Charles Gave : Oui bien entendu … c’est quand le taux d’intérêt passe au-dessus du taux de croissance. A ce moment-là, vous avez un phénomène : si vous capitalisez votre dette à 5% – comme le fait l’Espagne en ce moment – et votre richesse à zéro, faut pas avoir fait de longues études pour savoir que vous allez sauter. C’est pas la question de savoir si on va sauter, mais quand on va sauter.
La vraie question pour la France, c’est à quel moment les taux d’intérêts vont commencer à monter fortement et que les taux longs vont passer au niveau du taux de croissance. Le moment où ces taux commenceront à monter … la musique va s’arrêter. Comme elle s’est arrêtée en Grèce, comme elle s’est arrêtée en Italie, comme elle s’est arrêtée en Espagne.
Nicolas Doze : Quel est l’évènement, dans notre pays ou à travers le monde, qui pourrait précipiter le fait que l’ensemble des buveurs de vin se retrouvent dans la même bouteille ?
Charles Gave : Ecoutez, c’est assez simple, c’est l’élection de Romney. Pour une raison toute simple, c’est que Romney a déjà dit qu’il cesserait de manipuler les taux d’intérêt. Aujourd’hui les taux d’intérêt longs, en particulier aux Etats-Unis, ne sont pas des prix de marché, ce sont des prix déterminés la banque centrale, dans sa grande sagesse. 75% des obligations d’état américaines ont été achetées par la banque centrale l’an dernier.
Donc si Romney refait ce qu’avaient fait Volcker et Reagan, c’est-à-dire laisser les taux d’intérêt monter à un niveau de marché, les taux d’intérêt longs vont beaucoup monter aux Etats-Unis – ce qui serait une très bonne chose d’ailleurs, je m’empresse de le dire. Et à ce moment-là, comme les taux d’intérêts français sont complètement corrélés aux taux américains, les taux d’intérêt vont monter en France.
Et le mécanisme sera assez simple : à partir du moment où vous cessez de manipuler les taux d’intérêt sur les Etats-Unis, kes gens vont se remettre à acheter du dollar, donc le dollar va monter. Le dollar montant, les gens n’achèteront plus de franc suisse. Comme ils achèteront plus de franc suisse, les réserves de la banque centrale suisse cesseront de monter, et elle cessera d’acheter des OAT.
Nicolas Doze : Obligations assimilables du trésor, qui est le titre à dix ans de la France.
Charles Gave : La banque nationale suisse a acheté 50% des obligations émises par la France depuis un certain temps, donc vous vous retrouvez dans une situation parfaitement imbécile où, parce que les Etats-Unis suivent une politique idiote, le franc suisse est attaqué à la hausse, donc les Suisses ont trop de monnaie, et avec ce trop de monnaie ils achètent des obligations françaises parce que la France est un des rares pays avec qui la Suisse a un déficit des comptes courants, à cause des frontaliers.
Donc on est dans un scénario complètement farfelu où les gouvernements et les banques centrales se croient autorisées à manipuler les prix de l’argent et du taux de change. Or, c’est les deux prix les plus importants dans un système économique. Si ces deux prix sont des faux prix, tous les prix dans le système économique sont faux.
Si vous êtes un entrepreneur, vous ne pouvez pas prendre de décision aujourd’hui parce que vous savez que tous les prix sont faux. Donc vous maximisez le cash que vous avez dans vos bouquins.
Nicolas Doze : Charles Gave, vous me dites si Romney m’emporte, la musique s’arrête et le bâteau coule, et si Obama gagne on peut continuer ?
Charles Gave : C’est là où j’ai une différence avec beaucoup de gens, c’est que je pense que les prix de marché permettent de retourner à l’équilibre.
Nicolas Doze : Il faut souhaiter le retour à des vrais prix ?
Charles Gave : Comment vous-vous que le système capitaliste fonctionne si on n’a pas un coût du capital ? C’est une des grandes choses qui m’a toujours stupéfait avec les discours des banques centrales à l’heure actuelle.
Comment voulez-vous que vous ayez une création destructrice si vous maintenez en vie des sociétés qui ne devraient pas survivre avec un coût du capital négatif ? Si vous empêchez la destruction, vous empêchez la création et vous empêchez la croissance.
Quand Volcker (ndlr : directeur de la Réserve fédérale des États-Unis de 1979 à 1987) a laissé monter les taux monter au niveau où ils devraient être, tout le monde m’a dit que c’était la fin du monde et on est rentré dans 25 ans de croissance. Ininterrompue.
Nicolas Doze : Ca veut dire que lorsque Markus Kerber, ce professeur de finances publiques à Berlin, vient ici dans ce studio me dire que la politique de Mario Draghi s’assimile à un crime monétaire, il a raison ?
Charles Gave : Il a absolument raison. C’est un vrai crime monétaire, c’est une saloperie. S’imaginer que des taux d’intérêts réels négatifs déclenchent la croissance est une des erreurs les plus fondamentales que n’importe qui peut faire. Ca ne marche pas. Ca n’a jamais marché.
(…)
Le vrai péché, c’est le faux coût de l’argent. C’est là-dedans que se nourissent toutes les bulles. Il y a deux sortes de bulles, il y a les bonnes et les mauvaises bulles. Moi je suis un financier, je n’ai jamais rencontré une bulle que je n’aimais pas, parce que comment vous faites de l’argent si y’a pas de bulle ?
Nicolas Doze : C’est pas un peu cynique ce que vous nous dites-là ? Comment faire de l’argent s’il n’y a pas de bulle, sachant qu’une bulle peut exploser et être payée par d’autres ?
Charles Gave : C’est exactement le cas. Par exemple, si vous avez une bulle dans des secteurs productifs, payée par des fonds propres – ce qui a été le cas de la bulle internet – ça n’a strictement aucun impact économique.
Si vous avez une bulle qui est faite dans des actifs improductifs, payée par de l’emprunt, lorsqu’elle explose, c’est la fin du monde.
Nicolas Doze : Comme l’immobilier ?
Charles Gave : Comme l’immobilier ou les emprunts d’état. Aujourd’hui, nous sommes en train de créer de toutes pièces, par la règlementation, une mauvaise bulle.
Nicolas Doze : Bâle 3 Solvabilité 2 ? Qui flèche finalement l’épargne privée vers le financement des états ?
Charles Gave : Encore une fois, si vous êtes une compagnie d’assurance et que vous achetez Nestlé, il faut que vous mettiez 48% de fonds propres en face de l’action Nestlé ; vous avez bouffé dans vos réserves. Si vous achetez une obligation grecque, vous devez mettre zéro. Toute la réglementation est faite par les états pour forcer l’épargne du pays à aller vers les obligations d’état.
Comme aujourd’hui l’état n’investit plus mais ne fait que des dépenses de transfert – c’est pas comme s’il bâtissait des ponts ou des routes, il ne le fait plus, et d’ailleurs on en a assez. Donc c’est un vrai problème. Aujourd’hui nous avons une capture de l’état par les gouvernements et cette capture de l’état par les gouvernements empêchent toute croissance.
Nicolas Doze : Vous dites je vends Keynes, je vends Malthus, j’achète Ricardo, j’achète Schumpeter.
Charles Gave : C’est la seule solution. Acheter Ricardo et acheter Schumpeter, c’est la seule solution.
Source : Les Experts sur BFM Business, émission du 26 octobre 2012.
Charles Gave est fondateur et président de GaveKal Research, société de conseil financier et de recherche macroéconomique.
Transcription : Laurent Curau.