En quoi consiste votre travail de Chief Technical Analyst ? Pourriez-vous décrire brièvement une journée type ?
Il s’agit d’un travail de stratège où l’accent est particulièrement mis sur l’analyse technique sans négliger pour autant les chiffres économiques et les nouvelles majeures. L’objectif est non seulement de cerner l’évolution des marchés pour les semaines et les mois à venir mais surtout la meilleure manière de se positionner. L’orientation future des marchés est importante mais elle ne suffit pas.
En effet, on peut être haussier sur un marché mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faille se positionner à l’achat. Il est donc important d’établir des stratégies précises avec un niveau d’entrée, un stop qui correspond au niveau qui invalide notre idée de trading et une à plusieurs cibles autour desquels le trader pourra idéalement prendre ses bénéfices.
J’ai exercé cette activité au sein de deux établissements réputés. Mon travail consistait à établir des stratégies pour la journée que les traders pourront utiliser efficacement durant la séance. Ces analyses sont mises à jour en temps réel en fonction de l’évolution des indices boursiers, des devises, etc. il y a donc beaucoup d’adrénaline, des périodes où il faut être sur le qui-vive, notamment durant les krachs ou durant les périodes où le marché bouge très vite.
Il s’agissait également de conseiller les gérants de portefeuille dont l’optique est plus longue mais qui, lors des périodes de forte volatilité, cherchent une certaine cohérence dans l’évolution en cours. Doivent-ils couvrir leurs positions acheteuses (en achetant des puts par exemple) ou est-ce que la tendance en cours est intacte et il ne convient pas de s’affoler ?
Les grandes orientations et tendances macro-économiques influencent-elles votre approche d’investissement ?
Les grandes tendances macro-économiques influencent les acteurs des marchés (gérants, traders, économistes, analystes financiers, etc.). Il est donc important pour un stratège de savoir ce que les autres pensent et de ne pas vivre dans un vase clos. Par contre, les faits sont têtus et les tendances macro-économiques sont souvent capricieuses.
Aucun acteur sur les marchés ne maîtrise parfaitement ces données car elles sont par nature imparfaites. Il s’agit avant tout d’une idée approximative sur la santé de l’économie à un moment donné. Ces chiffres ne révèlent que partiellement la réalité.
Prenons l’exemple de 2009. En début d’année, les économistes étaient extrêmement pessimistes, le FMI annonçait un scénario sombre et le gouvernement français parlait de croissance négative. Que s’est-il passé quelque mois après ? Tous les intervenants ont été surpris par les chiffres économiques assez encourageants et des publications de résultats insolents des banques anglo-saxonnes.
Aujourd’hui, les chroniqueurs économiques ne parlent plus de dépression mais de reprise économique et la hausse de 50 % opérée depuis plus bas en mars a surpris les deux tiers des intervenants.
Nous voyons bien les limites de la macroéconomie et l’importance pour un acteur de marché de prendre en compte les autres déterminants des cours boursiers. Dans mon approche, je ne néglige pas la macroéconomie, je décrypte minutieusement les propos des économistes les plus éminents mais je reste toujours extrêmement indépendant dans mon diagnostic.
À mon sens, le marché est un baromètre avancé de la situation économique. Il permet d’anticiper à l’avance une reprise économique, comme ce fut le cas en mars 2003, quand tous les indicateurs conjoncturels étaient au rouge. Cela n’a pas empêché le marché d’entamer une tendance haussière qui s’est prolongée jusqu’à juillet 2007.
Le marché permet également de détecter certains mouvements douteux. L’analyste financier et l’économiste se fondent sur les données qu’on a bien voulu leur fournir mais ils n’en savent pas plus. Le graphique va nous permettre de détecter certaines anomalies. Par exemple, il n’est pas rare d’assister à la chute d’un titre avant même la publication des nouvelles négatives justifiant cette baisse. Malheureusement, les délits d’initiés sont encore légion sur les marchés financiers et il est donc important de ne pas se contenter du point de vue des analystes financiers pour se positionner.
Pour illustrer cela, il convient de revenir sur l’affaire Enron. En septembre 2001, 16 analystes financiers (parmi les 17 qui suivaient le titre) étaient acheteurs. Or, pour les personnes maîtrisant l’analyse technique la tendance était clairement baissière et il ne fallait certainement pas se positionner à l’achat sur le titre. Ce cas d’école révèle que dans les situations ou l’évolution du marché est en contradiction avec le consensus les experts, il faut se fier au marché qui a très souvent raison.
Intégrez-vous une part d’analyse fondamentale dans votre sélection de titres ou celle-ci repose-t-elle uniquement sur l’analyse technique et les niveaux de cours?
Mon approche est avant tout une approche pragmatique des marchés. L’analyse fondamentale est importante car elle influence de manière décisive les cours boursiers. Mais ne l’oublions pas les marchés financiers sont avant tout régis par des comportements humains.
Or, la rationalité enseignée sur les bancs des universités les plus prestigieuses de la planète, à savoir la personne capable de se baser sur toute information à sa disposition pour prendre la meilleure décision possible, n’est pas nécessairement la rationalité que l’on retrouve sur les marchés financiers.
Sur les marchés financiers les individus sont souvent dominés par des biais psychologiques et n’opèrent pas forcément de manière rationnelle. Par ailleurs, il peut être rationnel d’être irrationnel. Keynes a en effet insisté sur l’importance du mimétisme sur les marchés financiers et donc des comportements moutonniers. Lorsqu’un mouvement est initié par certains intervenants, il peut être dangereux de se positionner contre le courant dominant même si ce dernier est irrationnel.
L’exemple de la bulle des valeurs technologiques est édifiant. En 1999, plusieurs actions de sociétés qui ne valaient rien sur un plan fondamental se sont envolées en bourse en raison uniquement d’un engouement massif de la plupart des gérants de la planète. Il est fréquent sur les marchés d’assister à des situations où les cours boursiers sont totalement déconnectés de la réalité économique.
Durant ces phases, l’analyse fondamentale ne sert plus à rien et les analystes financiers sont les premiers à tomber dans le piège de l’euphorie ambiante. En mars 2000, au moment où le marché a débuté son retournement baissier, 99 % des analystes financiers de Wall Street étaient acheteurs…
Enfin, avez-vous confiance dans le redressement annoncé de l’économie mondiale et la sortie de la récession ou privilégiez-vous un scénario plus sombre pour les trimestres, voire les années, à venir ?
Il est trop tôt pour se prononcer sur un redressement définitif de l’économie. Certains signaux graphiques sont très positifs mais il y a encore beaucoup trop d’incertitudes.
Je suis assez partagé dans mon diagnostic. Le XXIe siècle est le siècle de tous les dangers.
Nous devrons faire face à de nombreux enjeux :
- Démographique avec un vieillissement accéléré de la population au sein des pays européens et les dangers que cela représente sur le plan du financement des retraites, de la sécurité sociale, etc.
- Environnemental, réchauffement de la planète, migrations massives au sein du continent africain, etc.
- Un accroissement des inégalités mondiales, des frustrations, des tensions géopolitiques, etc.
- Un risque de retour de l’inflation avec une défiance face à la monnaie
En ayant dit tout cela, le premier scénario le plus plausible reste une période de croissance larvée et molle, un retour de l’inflation et une période qui ressemblerait aux années 1970 avec un marché qui fait du surplace pendant 10 ans.
Toutefois, la donne a radicalement changé et nous ne sommes plus dans les années 1970. Certaines puissances ont émergé et veulent faire parti du concert des nations. L’économie de ces pays reste vigoureuse.
La deuxième grande idée serait donc d’opter pour un retour de la hausse. Ça peut sembler irréaliste mais j’avais abordé cette idée dès le mois de mars publiquement au salon du trading et devant mes étudiants à Dauphine.
Par la suite, marché a pris 50%. Cette idée n’est pas à exclure car c’est généralement dans les périodes où le pessimisme domine que le marché surprend tout le monde. Quand toutes les nouvelles sont négatives et quand tous les experts expliquent que c’est la catastrophe, c’est généralement le moment où les opportunités sont les plus importantes.
L’analyse technique constitue un outil d’aide à la décision intéressant dans ces phases trouble. Elle permet d’y voir plus clair. Sur les graphiques, de nombreuses actions semblent intéressantes. Il ne faut pas exclure l’idée d’une correction à court terme.
Nous avons tout de même progressé de 50 % sans réellement corriger, ce qui est énorme ! Mais comme le disent les boursiers : la tendance est votre alliée et, tant que la tendance est haussière, il faut rester positionné dans le sens de la tendance. Nous aurons tous toujours le temps de changer d’opinion si les choses n’évoluent pas favorablement.
Encore une fois, le plus important sur les marchés financiers est d’être pragmatique et ouvert à l’information que nous donnent les marchés et éviter une certaine forme d’arrogance en voulant imposer sa science. Beaucoup de personnes brillantes se sont brûlé les ailes en cherchant à faire plier le marché mais le marché tient toujours le dernier mot. Il faut donc faire preuve d’humilité et de pragmatisme.
Je préfère finir sur une note d’optimisme tout en réitérant un adage qui m’est cher : le marché a toujours raison.
Thami Kabbaj
Propos recueillis par Benjamin Boulier pous Cafedelabourse.com.