Le mouvement Occupy Wall Street se plaint que les vilains 1%, dont de nombreux banquiers, arnaquent les vertueux 99%. Le cinéma se plaît à vilifier le financier. D’innombrables livres font de même. La colère est compréhensible, mais ne risque-t-on pas d’aller trop loin dans cette haine ? La haine des banquiers est un des préjugés les plus anciens et les plus dangereux.
Petite histoire de la haine du financier
Dans la Bible, Jésus chasse les marchands du temple. Le prophète Mahomet bannit le prêt avec intérêt. L’Eglise catholique l’interdit en 1311. Dante assigne les banquiers au septième cercle de l’enfer, en compagnie des habitants de Sodome et « autres pratiquants de vices non naturels ».
Pendant des siècles, la haine du prêt d’argent, de l’argent qui amène l’argent, va de paire avec l’apatride. Les prêteurs d’argent, cosmopolites, sont plus difficiles à taxer que les propriétaires fonciers. Les gouvernements apprécient peu. Dans une diatribe contre les Rothschild, Heinrich Heine, un poète allemand, peste que l’argent « est plus fluide que l’eau et moins stable que l’air ».
Les préjugés à l’encontre du prêt ont causé d’immenses dégâts à l’économie. Sans argent pour lubrifier les échanges, le commerce se grippe, voire s’arrête complètement. Les civilisations qui ont assoupli leur interdiction du prêt à intérêt sont devenues riches.
L’Italie du Nord a connu un boum économique sans précédent au XVe siècle quand les Médicis et autres familles de banquiers sont parvenu à contourner les règles.
Le leadership économique est passé en Europe du Nord quand Calvin rend le prêt acceptable. A mesure que l’Europe accélérait, le monde islamique sans crédit bancaire reste enfoncé dans la pauvreté. En l’an 1000, l’Europe occidentale représentait 11,1% du PIB mondial, contre 8,6% pour le Moyen-Orient. En 1700, l’Europe a une part de 13,5%, le Moyen-Orient 3,4%.
Comme le dit Mark Twain, l’histoire ne se répète mais elle rime. Et l’histoire nous apprend que la haine du financier est une pente glissante, qui peut causer des dommages non économiques. Tout au long de l’histoire, les prêteurs ont été persécutés. Les minorités ethniques – on pense évidemment aux juifs en Europe et aux Chinois en Asie – se sont concentrées dans le secteur financier, d’abord parce qu’on leur interdisait l’accès aux professions plus « respectables », puis plus tard parce que le succès amène le succès.
A certaines époques, le préjugé anti-banquier se teinte de haine des minorités ethniques. Dans l’Europe médiévale, les juifs sont persécutés non seulement parce qu’ils ne sont pas chrétiens mais aussi parce que les tuer est un moyen rapide et efficace de se débarrasser de ses dettes.
Karl Marx, qui venait lui-même d’une famille juive, considérait les Juifs comme l’incarnation du capitalisme qui ne pouvait être sauvés de leur malédiction ancestrale que grâce à la révolution.
Le financier dans la fiction
La haine historique du financier parsème aussi la littérature et le cinéma. Dans la pièce Le Marchand de Venise de Shakespeare, le personnage de Shylock est un détestable prêteur sur gages qui pratique des taux usuriers. Ebenezer Scrooge, le personnage du roman de Charles Dickens Un Chant de Noël, a inspiré le personnage de Disney de l’oncle Picsou. Hollywood nous a donné son Wall Street (1987) avec l’inimitable Gordon Gekko, joué par un Michael Douglas cynique à souhait. Le “Greed is good” que lance Gekko est devenu une phrase mythique du cinéma.
Les scandales financiers
Traders voyous et escrocs en col blanc
Parfois, la réalité dépasse la fiction. On pense tout de suite aux très médiatiques traders véreux et leurs pertes colossales. Bernie Madoff a été condamné à 150 ans (!) de prison pour la plus grande chaîne de ponzi de tous les temps. Raj Rajaratnam, du hedge fund Galleon Group, a été condamné à 11 ans de prison pour délit d’initié. L’ex-trader de la SoGé Jérôme Kerviel a lui été condamné à cinq ans de prison et au remboursement de €4,9 milliards à la Générale pour avoir pris pour environ €50 milliards de positions spéculatives hors mandat.
Les petites manipulations des grandes banques
La banque anglaise Barclays a admis en juillet dernier avoir manipulé le LIBOR entre 2005 et 2009. Calculé sur la base des estimations des intérêts dus par de grandes banques internationales sur les prêts qu’elles s’accordent les unes aux autres, ces estimations sont fournies par les banques elles-mêmes, sans aucune vérification indépendante. Les traders de Barclays ont manipulé le LIBOR pour gonfler les profits de la banque et masquer la délicate position de la banque, alors en plein credit crunch.
Aux États-Unis, le procureur général de New York a intenté une action en justice en procédure civile à l’encontre de la banque JP Morgan pour des fraudes commises par la banque d’investissement Bear Stearns, rachetée pour €18 milliards en 2008. Bear Stearns aurait fait menti sur la bonne évaluation et la bonne surveillance des certains de ses portefeuilles, causant de lourdes pertes à ses clients, qui auraient perdu plus de €17 milliards de dollars sur plus de 100 titres émis entre 2006 et 2007.
Goldman Sachs, bouc émissaire facile
Alors qu’il y a des raisons concrètes et légales de poursuivre en justice la Barclays, JP Morgan et Bear Stearns, la banque d’affaires américaine Goldman Sachs (GS) est devenu le super vilain incontesté de la crise. On se rappelle le soi-disant trader Alessio Rastani déclarant avec candeur à la BBC : « ce ne sont pas les gouvernements mais Goldman Sachs qui dirige le monde ». Goldman est d’ailleurs souvent surnommée « la pieuvre ».
Le livre Too Big To Fail et le documentaire Inside Job accablent GS, en révélant les nombreux liens existant entre la banque et les politiciens. Les anciens de GS sont très présents dans le gouvernement américain : les secrétaires au Trésor Henry Paulson et Robert Rubin sont parmi les plus influents. En Europe, Mario Draghi, Romano Prodi et Lucas Papademos sont tous anciens GS. La théorie du complot n’est pas loin.
L’image de vilain de GS a été renforcée par Greg Smith, son directeur exécutif chargé des marchés des produits dérivés en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique. En mars 2012, il annonce son départ dans le New York Times en dénonçant le fonctionnement de l’entreprise, « plus toxique et destructif que jamais ».
La banque en est venu à incarner à elle seule l’irresponsabilité, l’avidité et le cynisme du secteur financier, le système d’influence des banquiers, les montages financiers dangereux et les excès d’une spéculation outrancière.
Même sans avoir reçu aucune aide de sauvetage, GS a été fortement critiquée, notamment par Barack Obama, quand elle a versé plus de €9 milliards de bonus à ses employés. Les médias et l’opinion publique ne se sont pourtant pas insurgés quand le CEO d’Apple Tim Cook a perçu presque €700 millions en salaire et bonus en 2011. On ne décèle pas non plus autant d’animosité envers les footballeurs, qui gagnent beaucoup plus d’argent que la plupart des banquiers. La haine du banquier n’est pas uniquement due à leurs grosses rémunérations.
Ne réveillons pas les vieux démons
La colère des gens à l’encontre des financiers est compréhensible et légitime. La crise financière de 2007-2008 est la plus grave depuis les années 1930. La plupart des financiers au coeur du système s’en sont tirés sans être inquiétés par la justice. Les grandes banques sont plus grandes que jamais. Les bonus sont de retour. Les gains des banquiers sont pour eux et leurs pertes pour nous, et c’est effectivement un gros problème.
Mais il faut faire attention à ne pas tomber dans les excès inverses de la sur-réglementation et de la haine aveugle. La haine du banquier peut vite déborder. La crise financière asiatique de 1997-1998 avait déclenché des émeutes à l’encontre des Chinois, en Indonésie notamment. Aujourd’hui, la conjonction d’une crise économique et de rhétorique haineuse pourrait avoir des effets pervers et néfastes.
La crise de 2008 a montré que la finance mondiale a besoin d’une thérapie de choc. Les banques doivent conserver plus de réserves, les produits financiers néfastes doivent être démantelés, la culture du court termisme doit disparaître. Mais se complaire dans le registre de l’émotion et diaboliser les banquiers ne règlera rien. Cela pourrait même resusciter de vieux démons.
Teresa Marqués