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Les super-investisseurs de Graham-and-Doddsville (7/7)

Les super-investisseurs de Graham-and-Doddsville (7/7)




Traduction libre de “The Superinvestors of Graham-and-Doddsville”, article écrit par Warren Buffett à l’automne 1984 pour Hermes, le magazine de l’université de Columbia. L’article se base sur un discours prononcé le 17 mai 1984 à l’université de Columbia en à l’occasion du 50è anniversaire de la publication du livre de Benjamin Graham et David Dodd “Security Analysis”.

Le discours et l’article remettent en cause la théorie de l’efficience des marchés financiers par l’étude de neuf fonds d’investissements qui ont battu le marché année après année. Tous ces fonds étaient gérés par des élèves de Ben Graham, avec différentes approches mais suivant la même stratégie d’investissement “value”.

Cet article est la septième et dernière partie de Les super-investisseurs de Graham-and-Doddsville.


Je viens de vous présenter neuf résultats de “joueurs de pile-ou-face” de Graham-and-Doddsville. Je ne les ai pas sélectionné rétroactivement parmi des milliers. Il ne s’agit pas de vous réciter les noms d’une poignée de gagnants à la loterie dont je n’aurais jamais entendu parler avant. J’ai choisi ces hommes il y a des années, en me fondant sur leur système de prise de décision en investissement. Je connaissais aussi leur formation et j’avais quelques informations sur leur intellect, leur caractère et leur tempérament. Il est très important que vous compreniez que ce groupe a pris beaucoup moins de risque que la moyenne : notez leurs résultats sur toutes ces années, alors que la marché était faible.

Bien qu’ils aient un style d’investissement très différent les uns des autres, ces investisseurs se représentent mentalement comme propriétaires de la société et non pas seulement comme acheteurs d’une action de cette société. Parfois, quelques-uns achètent la société entière. Mais souvent la plupart n’achètent qu’une partie de la société. Quoi qu’il en soit, leur attitude ne change pas de l’un à l’autre. Certains d’entre eux détiennent des portefeuilles de dizaines d’actions, d’autres se concentrent sur une poignée seulement. Mais tous exploitent la différence entre le prix de marché d’une entreprise et sa valeur intrinsèque.

Je suis convaincu que l’hypothèse de l’efficience du marché n’existe pas. Les investisseurs de Graham-and-Doddsville ont exploité avec succès les écarts entre prix et valeur. Lorsque le prix d’une action peut être influencé par un mouvement de masse à Wall Street avec des prix fixés à la marge par la personne la plus émotive, la plus cupide ou la plus déprimée, il est difficile de défendre l’idée selon laquelle le marché est toujours valorisé de façon rationnelle. En fait, les prix de marché sont souvent insensés.

J’aimerais ajouter un point important sur les notions de risque et de récompense. Parfois le risque et la récompense sont liés et débouchent sur une issue heureuse. Si quelqu’un me disait “J’ai ici un revolver avec une cartouche. Mets-le sur la tempe, fais tourner le barillet et appuie une fois sur la détente. Si tu survis, je t’offre un million de dollar”, je déclinerai l’offre, en déclarant peut-être qu’un million n’est pas suffisant. Il décidera alors peut-être de me donner 5 millions de dollars pour appuyer deux fois sur la détente. Voilà une corrélation positive entre le risque et la récompense !

L’investissement dans la valeur est l’exact opposé. Si vous achetez un billet de un dollar pour 60 cents, c’est plus risqué que d’acheter un billet de un dollar pour 40 cents, et les prévisions de récompense sont plus grandes dans le dernier cas. Plus récompense potentielle du portefeuille value est grande, moins il y a de risque.

Un rapide exemple : en 1973, la Washington Post Company était en vente sur le marché pour 80 millions de dollars. A cette époque vous auriez pu vendre les actifs à n’importe lequel des 10 acheteurs pour pas moins de 400 millions de dollars, voire substantiellement plus. L’entreprise était propriétaire du Washington Post, de Newsweek ainsi que d’autres stations de télévision sur les principaux marchés. Aujourd’hui, ces mêmes actifs valent 2 milliards de dollars, donc la personne qui les aurait payé 400 millions de dollars n’aurait pas été fou de le faire.

Maintenant, si l’action avait poursuivi sa chute pour valoriser la Washington Post Company à 40 millions au lieu de 80 millions de dollars, son bêta aurait été plus grand. Et pour ceux qui pensent que le bêta est la mesure du risque, ce prix plus bas l’aurait fait apparaître plus risqué. On se croirait vraiment dans “Alice au Pays des Merveilles”. Je n’ai jamais été capable de comprendre pourquoi il est plus risqué d’acheter pour 400 millions de dollars d’actifs pour 40 millions que 80 millions. Et, en fait, si vous achetez quelques uns de ces titres sans rien connaître à l’analyse financière, il n’y a fondamentalement aucun risque à acheter 400 millions de dollars d’actifs pour 80 millions, en particulier si vous procédez en achetant 10 tranches de 40 millions de dollars pour 8 millions chacune. Et puisque vous n’avez pas ces 400 millions dans la poche, vous voulez vous assurer que vous investissez aux côtés de gens honnêtes et raisonnablement compétents mais ça, ça n’est pas trop difficile.

Vous devez aussi avoir les connaissances qui vous permettent de faire une estimation très générale de la valeur des entreprises. Mais ne calculez pas trop juste. C’est ce que Ben Graham voulait dire par marge de sécurité. Ne vous risquez pas à acheter une entreprise qui vaut 83 millions de dollars pour 80 millions. Gardez-vous une énorme marge de sécurité. Lorsque l’on construit un pont, on exige toujours qu’il puisse soutenir 13 tonnes mais on ne fait passer dessus que des camions de 4 tonnes. Ce même principe est valable en investissement.

En conclusion, ceux d’entre vous qui ont l’esprit d’un homme d’affaires se demanderont peut-être pourquoi j’écris cet article. Ajouter de nombreux adeptes de l’investissement value réduira nécessairement les écarts entre prix et valeur. Toutefois, je peux affirmer que cela fait 50 ans que ce secret a été divulgué, dès le moment où Ben Graham et Dave Dodd ont écrit “Security Analysis”, et je n’ai décelé aucune tendance vers l’investissement dans la valeur depuis 35 ans que je l’ai pratiqué.

Il semblerait qu’il y ait une caractéristique humaine perverse qui aime bien rendre difficiles les choses simples. En fait, le milieu académique s’est départi de l’enseignement de l’investissement dans la valeur depuis 30 ans. Et il est probable que ça continue. Les bateaux continueront à voguer autour de la Terre mais l’Association de la Terre Plate continuera de prospérer.”

– Warren Buffett